Sur la Grande Ile, la communauté des « karanes », des Indiens de Madagascar, sont régulièrement la cible de rapts.
Vingt-trois jours. Yanish Ismaël détient un triste record : celui de la détention la plus longue. Le jour de son enlèvement, un garde du corps a été tué. Yeux bandés, roué de coups, le jeune homme de 26 ans a ensuite été conduit dans une pièce de 10m2, où il est resté enfermé avec plusieurs de ses ravisseurs. « C’était de la torture morale. Ils me disaient que j’allais sortir bientôt, puis que j’allais mourir le soir même. Je n’ai pu parler à ma famille que deux fois. »
La famille de Yanish est indienne de nationalité française. Elle fait partie de la communauté des « karanes », cible privilégiée des ravisseurs, bien qu’il y ait aussi des kidnappings de Malgaches. « Une forte défiance existe à Madagascar envers ce groupe réputé fermé et, surtout, qui domine largement l’économie locale », explique Olivia Rajerison, avocate spécialiste du droit de la nationalité. Une richesse qui suscite fantasmes et convoitises quand 90 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour.
A titre d’illustration, dans le classement Forbes des fortunes d’Afrique francophone de 2015, on trouve trois milliardaires français d’origine indienne. Hassanein Hiridjee, le PDG du groupe Axian (télécoms), Ylias Akbaraly, le PDG de Sipromad (produits d’entretien) et Iqbal Rahim, à la tête de Galana (industrie pétrolière) figurent tous les trois dans le top 10. « Les Malgaches reprochent aussi à cette communauté de ne pas se mélanger avec la population », souligne Olivia Rajerison.
Tradition migratoire
Originaires d’un Etat du nord-ouest de l’Inde, le Gujerat, les Indiens sont arrivés à Madagascar à la fin du XIXe siècle. Issus de la tradition migratoire des commerçants gujeratis, ils sont en grande majorité musulmans chiites, mais on compte une petite partie d’hindous. Le terme « karane » est dérivé de la prononciation du mot Coran, Quran. L’expression, aujourd’hui passée dans le langage courant, a une forte connotation péjorative, voire xénophobe.
La plupart des Indiens de Madagascar ont la nationalité française. Historiquement, c’est dans les années 1950 que ces derniers, qui travaillaient avec les compagnies françaises, ont commencé à prendre leur place. « Lors de l’indépendance en 1960 [Madagascar était une colonie française], les personnes résidant sur le territoire pouvaient garder la nationalité malgache et opter pour la française. Ou alors elles conservaient la nationalité française dans le cas où elles ne pouvaient pas prétendre à la malgache, qui est essentiellement de filiation et difficile d’accès. » C’est pourquoi des personnes d’origine indienne nées à Madagascar avant l’indépendance sont ainsi devenues françaises et sont au nombre de 15 000 environ aujourd’hui sur la Grande Île.
Yanish, lui, ne compte pas tout de suite retourner à Madagascar. Il souffre encore de stress post-traumatique malgré un attachement indéfectible à ce pays. Le jeune homme a besoin de respirer ailleurs pour se reconstruire. Mais l’absence de reconnaissance de statut de victime et par conséquent de réparation judiciaire rend difficile le processus.
Paiement d’une rançon
Si le kidnapping est loin d’être un phénomène nouveau à Madagascar, le rythme des rapts semble s’intensifier depuis six mois. Selon les chiffres de la police malgache, une quinzaine d’enlèvements a été répertoriée en 2017 et deux « karanes » ont déjà été enlevés en 2018. Les premiers cas connus remontent à la fin des années 1990. Depuis 2010, une centaine de cas officiels a été recensée, selon le Collectif des Français d’origine indienne de Madagascar (CFOIM), une association de droit malgache qui fait de l’accompagnement psychologique aux victimes et sert d’intermédiaire entre les familles et les forces de l’ordre malgaches.
Mais leur nombre exact depuis vingt ans pourrait être en réalité bien plus élevé car beaucoup de familles ne déposent pas plainte. Elles donnent aussi peu d’informations à la police, bien qu’elles soient en contact direct avec les ravisseurs le temps de la détention. C’est ainsi que de nombreux cas d’enlèvements, dans les quartiers plus modestes, passent sous les radars. A chaque fois, c’est le même dénouement : la captivité prend fin lorsqu’il y a paiement d’une rançon.
Naina Andriatsitohaina est un patron de presse malgache et un homme d’affaires influent sur l’île. Jean et veste bien coupés, baskets de ville, sa colère sourd sous son ton placide. Son fils Nathan, 14 ans, franco-malgache, a été kidnappé le 22 décembre 2017, alors qu’il rentrait de l’école. L’adolescent est resté trois jours en captivité. Naina Andriatsitohaina est l’un des rares à avoir porté plainte en France et à Madagascar. « Les gens ne portent pas plainte par peur d’être enlevés, assassinés. C’est irresponsable de la part de l’Etat d’affirmer que les choses n’avancent pas car les victimes n’osent pas parler », tempête-t-il en faisant allusion aux dernières « unes » de journaux.
En tant que ressortissants français, les familles de victimes ont la possibilité de porter plainte dans les deux pays. Une dizaine de plaintes ont été ainsi déposées à Paris, dont trois sont pour l’instant classées sans suite. « Ces décisions peuvent trouver leur source dans la difficulté parfois à identifier les auteurs des infractions ou à récolter au travers de l’enquête des éléments suffisamment précis », explique William Bourdon, l’avocat français chargé du dossier. La distance qui sépare les deux pays et le temps écoulé sont autant de paramètres qui ne facilitent pas les investigations.
Recrudescence des rapts
Le mutisme des victimes est ainsi un vrai obstacle. Le bâtonnier Solo Radson, avocat rattaché au CFOIM, témoigne : « Leur silence est très compréhensible car ils font l’objet de représailles, pour certains même après la libération de leur parent. » D’un point de vue pénal, le kidnapping est un crime. La justice prend en compte deux volets : la séquestration et l’extorsion de fonds. Contacté, le juge d’instruction chargé de ces affaires d’enlèvements côté Madagascar n’a pas souhaité s’exprimer.
Face à la recrudescence des rapts, une cellule mixte a été mise sur pied en septembre 2017. Composée de quatre gendarmes et de quatre policiers malgaches, ces derniers travaillent exclusivement sur ces cas d’enlèvements. Jean-Rostand Rabialahy, le directeur de cabinet du ministère de la sécurité publique, connaît le travail de longue haleine qu’impliquent ces enquêtes, qui perdurent bien après les libérations. « Vingt-huit personnes ont été mises sous mandat de dépôt en 2017, déclare t-il. Ces affaires sont tentaculaires : elles relèvent de la criminalité organisée, il y a des ramifications, des appuis et des soutiens partout. »
Sur la Grande île, le ras-le-bol contre l’insécurité est tel qu’une plate-forme d’un genre nouveau a vu le jour : Aok’zay, qui signifie « Ça suffit ! ». Pour la première fois, les acteurs du secteur privé, de la société civile ainsi que les syndicats des travailleurs parlent d’une même voix pour dire stop aux kidnappings. Les citoyens sont invités à manifester le 15 mars dans le but d’interpeller les autorités. En attendant, ces six derniers mois, une quarantaine de familles karanes a quitté l’île pour Maurice. A leurs racines, elles ont préféré la sécurité.